Apprendre les uns des autres

Rencontre-débat avec Jean-Marie Labelle

Jeudi 5 octobre 2017 à 18 h 30 Université de Haute-Alsace – Campus Illberg École nationale supérieure de Chimie 3 rue Alfred Werner - Mulhouse

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L'intervention de Jean-Marie Labelle a été renregistrée. Voir la vidéo sur le site de l'UHA.

La réciprocité source de l’apprendre-ensemble et du devenir-soi-même.

Apprendre à quelqu’un, c’est en retour apprendre de lui. Ainsi apprenons-nous les uns aux autres, les uns des autres, dans un mouvement réciproque.

Chacun a pu le constater dans diverses situations de sa vie, à l’école ou en formation, en famille, au travail et, plus généralement, dans toute rencontre avec autrui. Ce phénomène n’est-il que le résultat occasionnel et superficiel d’une conversation, d’un dialogue organisé ? Proviendrait-il d’un principe fondamental du rapport interpersonnel ?

La rencontre-débat, autour du livre Apprendre les uns des autres de J-M Labelle, a permis aux participants d’explorer pourquoi la réciprocité est fondamentalement éducatrice et comment elle est source de l’apprendre-ensemble et du devenir-soi- même.

Intervenant

Jean-Marie LABELLE, docteur d’Etat ès lettres et sciences humaines, professeur honoraire de Sciences de l’Education à l’Université de Strasbourg et ancien professeur associé à l’Université de Montréal

Repères bibliographiques

• Jean-Marie LABELLE, Apprendre les uns des autres, La réciprocité, source d'éducation mutuelle, L'Harmattan, 2017
• Martin BUBER, Je et Tu, Aubier, 2012
• Claire et Marc HEBER-SUFFRIN, Penser, apprendre, agir en réseaux, Chronique sociale, Lyon, 2012
• Réciprocité et réseaux en formation, Revue Education Permanente, n° 144, 2000

Le compte rendu

Ce n'était pas une conférence, avec micro et diaporama. Ce n'était pas non plus un débat avec confrontation de points de vue différents. Non, c'était une rencontre, une vraie, au sens plein du terme. Une rencontre avec une personne qui n'a laissé personne indifférent.

Jean-Marie Labelle, professeur honoraire en sciences de l'éducation à l'université de Strasbourg, avait tenu à s'installer au bas de l'amphi, au plus près de l'assistance. D'une voix douce et posée, il a créé d'emblée un climat intimiste dans cet espace impersonnel, trop vaste par rapport au nombre de participants. Alternant témoignages issus de son expérience professionnelle, anecdotes et réflexions professionnelles, références théoriques, Jean-Marie Labelle a esquissé, par touches successives, les contours de ce qui fut – et reste sans doute encore – le fil rouge de sa carrière universitaire : la "réciprocité éducatrice".

Rendre compte d'un tel moment de parole incarnée, d'écoute mutuelle, de partage  relève de la gageure. La pensée de Jean-Marie Labelle s'y est d'abord librement déployée, à cent lieues de toute préoccupation didactique. Puis les questions des participants ont alimenté des échanges qui ont apporté leurs pierres à la compréhension de ce qui se joue dans la réciprocité éducatrice.

Je me contenterai donc ici d'évoquer, en restant au plus près des propos tenus ce soir-là, certains aspects qui semblent particulièrement éclairants et susceptibles de nourrir la réflexion personnelle et –on peut l'espérer – collective au sein de la MPM.

Les sources de la réciprocité éducatrice

La pensée du sociologue-anthropologue Marcel Mauss qui a découvert, dans les années 1920, chez les Amérindiens, le rite du potlach. On effectuait ce rite lorsque des tribus faisaient alliance entre elles : la tribu A faisait des offrandes à la tribu B à laquelle elle voulait s’allier ; en retour, la tribu A avait la garantie de la protection de la tribu B ainsi gratifiée. On peut donc résumer le potlach de la façon suivante : donner, recevoir et rendre. Ce qui donne, en langage pédagogique :

  • l’enseignant qui donne
  • l’apprenant qui reçoit
  • l’apprenant qui redonne à l’enseignant le signe de sa compréhension.

La philosophie personnaliste, notamment avec Emmanuel Mounier, et, surtout, Maurice Nédoncelle pour qui toute conscience de soi est conscience d’autrui (ce qui va à l’encontre de la tradition philosophique dans laquelle il y a incommunicabilité entre les personnes). La psychanalyse renforce les thèses personnalistes en affirmant que l’être humain s’éveille à lui-même par la parole avec l’autre..

Nous sommes, à la naissance, en relation avec les autres, du seul fait que nous sommes attachés les uns aux autres. Ce phénomène de l’attachement manifeste la relation d’une conscience aux autres consciences et réciproquement. Ce « tissage » des consciences fait l’humanité. Dans la réciprocité, comme dans l'amour, ce qui est à l'œuvre, c’est le vouloir que l’autre devienne lui. Et c’est en voulant que l’autre devienne lui que je deviens moi, y compris sans rien faire. C’est ce que JML appelle, avec d’autres, la "réciprocité originaire".

Le concept de "réciprocité éducatrice"

C’est ce concept qui est au centre du dernier ouvrage de JML : Apprendre les uns des autres. Mais pourquoi "éducatrice" et pas "éducative" ? "Educative" pourrait s’appliquer à tous les phénomènes qui, dans le domaine de l’éducation, ont un petit goût de réciprocité ; c’est quelque chose de général.

Le suffixe "trice" évoque l’action. Dans la réciprocité active, il y a une intention de faire en sorte que l’autre, qui apprend, ait les meilleures méthodes, les meilleurs outils pour étudier. Et l’apprenant, qui va s’en apercevoir, va marcher dans le projet d’apprentissage. Il en va de même dans un groupe dans lequel chaque personne va pouvoir apporter son point de vue et recevoir la critique de l’autre ; et tout ça sur un même objet.

Dans la mesure où la réciprocité est fondatrice, la réciprocité active va être aussi constructrice  de l’autre. Parler de réciprocité éducatrice, c’est souligner l’acte par lequel l’apprenant apprend à partir de l’intention que l’enseignant lui manifeste et des moyens qu’il lui manifeste aussi. C’est cette réciprocité éducatrice qui effectue et rend fructueux l’acte d’éducation. En sachant bien que ça ne marche pas toujours et que la réciprocité, si elle est dans la haine et non dans l’amour, peut être destructrice.

Les conditions de la réciprocité éducatrice dans le domaine de l'éducation

La condition fondamentale, c'est que les partenaires se respectent, c'est le respect absolu de l'autre.

Et quand il y a respect mutuel, le rôle de l'enseignant n'est pas d'imposer, il est d'inciter. C'est l'optatif, et pas l'infinitif  ; c'est l'autorité, pas le pouvoir (JML rappelle ici l'étymologie du mot "autorité" : c'est augmenter pour devenir soi). L'autorité de l'enseignant, c'est de dire à l'élève : "Toi, tu es capable de faire ça". Inciter chacun à réussir quelque chose, en sachant que la notion de réussite n'est pas la même pour tous.

De la part de l'enseignant, ne jamais demander et attendre quelque chose en retour. Car les effets de la réciprocité éducatrice ne sont pas identifiables sur le coup, mais seulement dans l'après-coup. Parfois, l'enseignant ne saura jamais ce qu'il a pu avoir comme effet sur l'autre. Dans cette réciprocité fondée sur "l'amour de l'autre", l'enseignant devient aussi davantage lui-même.

Il n'y a pas de reconnaissance de l'enseignant par l'apprenant s'il n'y a pas d'abord reconnaissance de l'apprenant par l'enseignant.

L'importance de la prise de conscience, par la parole, par rapport à soi, par rapport à l'autre et par rapport au travail que l'on fait. C'est ce que JML appelle l'"expériencier" : c'est la prise de distance par rapport à l'expérience, par la réflexion, qui permet d'accéder à la conscience de ce qu'on fait et au savoir en jeu dans ses actes.

La fin de la relation, qui est partie de l'attachement, c'est le détachement : savoir se détacher aussi de l'apprenant, enfant ou grande personne.

Les obstacles à la réciprocité éducatrice

Mettre en place la réciprocité éducatrice dans un groupe ne se décrète pas. C'est de l'ordre de la vie. Et la vie prend son temps… Ce qui prouve que la réciprocité n'est pas une méthode, c'est un lieu, un climat, un berceau, un nid.

Dans un système éducatif qui colle de trop près à notre société, qui met en avant la compétition, qui a le souci constant de l'évaluation, de l'efficience… il est difficile de s’appuyer sur la réciprocité, originaire et constitutive, pour qu’elle soit éducatrice car il n'y a plus de place pour la personne.

Jean-Pierre Bourreau

On peut retrouver toute la richesse, la saveur et l'atmosphère de cette rencontre en visionnant l'enregistrement vidéo qui en a été fait par nos partenaires de NovaTris.

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