Que faire pour ces élèves qui "ne comprennent pas" ?
Jeudi 8 décembre 2016
(Photos Philippe Gertiser)
Quand les "devoirs à la maison" redeviennent
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dans les Cahiers pédagogiques |
Patrick RAYOU
Professeur émérite en Sciences de l'éducation, Université de Paris 8
A lire, sur le Café pédagogique, dans l'Expresso du 15 février 2016 : «Patrick Rayou : Essayer de comprendre pourquoi les enfants ne comprennent pas.»
"Globalement c'est le diagnostic qui manque. Pour changer cela il faudrait une formation des enseignants qui laisse plus de place aux théories de l'apprentissage, aux élèves réels."
Le compte rendu
En raison de la richesse et de la densité du contenu de l'intervention, l'option a été prise d'un compte rendu aussi proche que possible des propos tenus par Patrick Rayou. Ce qui suit est donc la transcription, quasi in extenso de ce que nous avons enregistré et la difficulté du texte est d'être de l'oral écrit.
Comme lors de la rencontre-débat, le lecteur est invité à s'appuyer sur les diapos auxquelles renvoie le texte, pour prendre connaissance des documents présentés et analysés par l'intervenant.
Plan de l'intervention
- Qu'y a-t-il à comprendre à l'école ?
- Pourquoi a-t-on du mal à comprendre que les élèves ne comprennent pas ?
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Comment les aider à comprendre ?
On peut seulement regretter que Patrick Rayou, par manque de temps, ait dû se contenter d’effleurer la 3e partie de son intervention, c'est-à-dire d'apporter succinctement des pistes en réponse à la question centrale de la thématique de la soirée.
Les plus frustrés pourront néanmoins consulter son intervention "Enseigner de manière plus explicite pour répondre à quels problèmes ?" sur le site l’Ifé (Institut français de l’éducation), Centre Alain Savary.
avec |
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Extraits du diaporama
Patrick Rayou situe le contexte actuel de ses recherches sur les apprentissages en classe en précisant qu'il y a peu de travaux sur cette thématique, en particulier dans le cadre des disciplines. L'équipe ESCOL (Paris 8) centre ses travaux sur le rapport au savoir : il s'agit de prendre au sérieux l'idée qu'il y a des manières d'apprendre à l'école qui ne sont pas des manières ordinaires et que, finalement, on a tous été tellement à l'école qu'on trouve naturel ce qui s'y passe. D'une certaine manière, c'est plus évident pour certains que pour d'autres ; d'où la question "Que faire pour ces élèves qui ne comprennent pas ?" Parce que, malgré tout le soin qu'apportent beaucoup d'enseignants pour que les élèves comprennent en essayant de donner des consignes claires de ce qu'il y a à faire, on voit bien que les élèves n'arrivent pas tous à apprendre comme on souhaiterait qu'ils apprennent.
Pour PR, il se dépense beaucoup d'énergie dans les IUFM (et désormais les ESPE), à former les nouveaux enseignants à l'énoncé de consignes claires, alors que ce n'est qu'une toute petite partie du problème pour différentes raisons et que les questions de la compréhension vont au-delà de l'explicitation de ce qu'il y a à faire et à travailler.
1. Qu'y a-t-il à comprendre à l'école ?
1.1. Les arrière-plans des apprentissages
PR évoque une notion travaillée avec son collègue didacticien, Gérard Sansévy, sur l'action conjointe : pour lui, ce qui se passe dans la classe ce n'est pas juste l'action des enseignants et celle des élèves, c'est quelque chose de conjoint, un peu comme un jeu didactique qui se gagne quand l'un et l'autre gagnent, un jeu où tout le monde gagne ou tout le monde perd. C'est une vision assez saine parce qu'elle évite de se polariser sur un groupe d'acteurs, parce qu'elle montre bien qu'il y a une réciprocité très importante dans les interactions entre les enseignants et les élèves.
La notion d'arrière-plan semble également intéressante pour dire que, dans les apprentissages qui se font dans la classe à un moment donné, on ne peut pas rester fixé sur ces moments-là, il faut imaginer qu'il y a des arrière-plans et qu'il y a des rapports importants entre ce qui se passe ici et maintenant, avec d'autres choses qui se passent ailleurs et à d'autres niveaux.
Voir DIAPO n° 4 et 5
Cet exemple est très significatif si on peut imaginer que certains élèves se trouvent dans cette situation de vente de poissons ! Ce ne sont pas des poissons, ce sont des savoirs, ils ne sont pas forcément dans la même grammaire. Il y a des phénomènes de connivence et de délit d'initiés d'une certaine manière qui font que tout le monde n'est pas situé à égale distance des significations, des grammaires et du jeu.
Dans "École et savoirs dans les banlieues… et ailleurs" (1992), Bernard Charlot, Elisabeth Bautier et Jean-Yves Rochex ont été les premiers à s'intéresser à la façon dont les élèves étaient exposés aux savoirs à travers un prisme qui n'est jamais le même d'un élève à l'autre. On peut même dire qu'il y a des familles de prismes et des manières qu'on peut anticiper : en général, les enfants de milieux populaires développent un rapport "spécifique" au savoir alors que d'autres développent un rapport d'emblée "générique" aux savoirs.
1.2 La forme scolaire
Il y a donc des grammaires, des grammaires de métier, des grammaires sociales… D'ailleurs, on peut parler la langue sans savoir qu'il y a une grammaire, on n'est pas obligé de connaître la grammaire pour parler. Le fait de connaître la grammaire permet de mieux s'approprier la langue.
Mais cette grammaire s'enracine dans ce que certains appellent une "forme scolaire ( DIAPO n° 6). La forme scolaire est un mode de socialisation caractérisé par une relation inédite. Inédite car il y a des manières d'apprendre hors de l'école avant que les écoles aient existé ; avant que les enfants aillent à l'école, ils apprennent des choses. Mais apprendre à l'école, ce serait d'une certaine manière et apprendre hors de l'école, ce serait d'une autre manière. Dans la relation pédagogique, le maître, ses élèves et des savoirs constituent les trois éléments du drame pour pouvoir apprendre au sein d'un espace et d'un temps spécifiques. Ce qui veut dire que quand on a inventé l'école, on s'est mis à dégager des lieux et des temps particuliers.
La forme scolaire existait déjà dès qu'on a décidé qu'il y aurait des personnels dédiés, des endroits dédiés et que ce ne sera plus par ouï-dire et par l'imitation que s'effectueraient les apprentissages. Si on apprend à faire des recettes de cuisine avec ses grands-parents, on ne va pas avoir un polycopié forcément ; on va regarder comment ils font. Et d'ailleurs, les personnes sont souvent incapables de dire pourquoi elles font ce qu'elles font et pourquoi elles le font (cas de la mayonnaise où il faut sortir l'œuf du frigo longtemps avant). Le chimiste va dire pourquoi, la personne qui apprend ne le dit pas, elle ne sait pas, elle sait juste que ça marche mieux…
A l'école, cela se passe différemment de la vie courante : il y a un système de règles impersonnelles (c'est une caractéristique importante de l'école), à savoir que le maître, comme les élèves, sont tenus par les mêmes règles : il n'y a pas d'arbitraire. Parfois, les élèves peuvent penser que c'est arbitraire, et là, les malentendus sont importants : quand on demande aux élèves de milieux populaires "pourquoi c'est comme ça ?", ils répondent "parce que c'est le maître qui l'a dit". Là où d'autres élèves imaginent au contraire que le maître l'a dit parce que chacun doit pouvoir faire la démonstration pour peu qu'il utilise les mêmes règles, ces règles étant à la libre disposition de tous.
Cette forme scolaire a tellement marché que Bernard Pivot peut faire faire des dictées à la France entière un samedi parce que la plupart des choses s'apprennent à l'école, parce que l'école a fini par conquérir le monopole de la distribution des savoirs et ce qu'on appelle la maîtrises des grades, des évaluations, des certifications. Donc, nous vivons dans une époque très imprégnée de la forme scolaire et ça fait peur à tout le monde : si les parents sont tellement angoissés devant l'existence ou la non existence de travail à la maison (qu'on appelle les devoirs), c'est bien parce qu'ils ont peur qu'il n'y ait jamais assez de travail, qu'il n'y ait jamais assez de résultats quantitatifs, et qu'on est en train de compromettre l'avenir de leurs enfants si on leur en donne.
La forme scolaire est cet ensemble de contraintes que nous avons intériorisées au point qu'elles paraissent tout à fait normales, naturelles et évidentes. En fait, ce sont des contraintes qui supposent une socialisation en profondeur. L'école maternelle a, en particulier,la charge de ce travail : il faut apprendre à l'école mais il faut apprendre l'école. On apprend à l'école mais l'école, ça s'apprend parce que tous les comportements ne sont pas admis et d'autres en revanche sont tout à fait licites et favorisés.
DIAPO n° 7
Passer de la socialisation familiale à la socialisation scolaire (lever le doigt pour parler et fêter les notes avec une part importante de gâteau), c'est une révolution mentale et psychologique. Plus il y a convergence entre socialisation familiale et socialisation scolaire, plus ce passage est aisé (les sociologues parlent de "socialisation première" et de "socialisation seconde") : par exemple, chez les enfants d'enseignants, la socialisation première ou primaire est déjà pratiquement la socialisation seconde, on ne fait pas de rupture avec la première, les enseignants étant extrêmement forts pour transformer toutes les occasions de la vie en séquences pédagogiques dans lesquelles on réfléchit à tout ce qu'on fait, on rend des comptes, on regarde par la fenêtre pour penser à la prochaine rédaction, on fait des échanges linguistiques pendant les vacances, on achète des jeux vidéo qui ont un contenu culturel historique, etc. Il y a un travail important de la part des parents-enseignants qui explique pourquoi leurs enfants, toutes catégories sociales confondues, ont les meilleurs résultats dans tous les secteurs, qui fait que ce passage entre socialisation primaire et socialisation seconde se fait de manière à peu près imperceptible. Du coup, les enseignants ont des difficultés à comprendre pourquoi les enfants ne comprennent pas parce qu'ils ne sont pas tous des enfants d'enseignants. Il y a une projection qui s'opère très souvent par rapport à l'élève idéal qui leur ressemble et à l'image qu'ils se sont faited'eux-mêmes comme élèves et qui ressemble à leurs enfants ou à ce qu'ils voudraient que leurs enfants soient.
1.3 Les transpositions et contrats didactiques
PR aborde des concepts-clés de la didactique, qui permettent de saisir la spécificité des savoirs scolaires… et les malentendus que cette spécificité peut engendrer chez les élèves.
DIAPO n° 8, 1ère partie
À l'école, on n'enseigne pas les vrais savoirs. Ce ne sont pas des "savoirs pour bouffons" comme diraient les élèves : si on voulait enseigner les "vrais savoirs", il faudrait enseigner les savoirs tels qu'ils sont en train de s'élaborer dans les laboratoires de recherche à l'université. Les savoirs scolaires sont des savoirs "refroidis", simplifiés, segmentés, transformés de manière à pouvoir être enseignés pendant une heure, une semaine, un trimestre, un semestre, évalués. Il y a une transformation extrêmement importante. Quand on critique l'école au motif qu'elle n'est pas en prise avec les savoirs en train de se faire, c'est plutôt un éloge : le rôle de l'école n'est précisément pas de penser les savoirs en train de se faire parce qu'ils sont trop nombreux et difficiles d'accès. Le rôle de l'école, c'est la transmission de l'héritage patrimonial mais en même temps, on transmet aussi la manière de l'intégrer, de faire fructifier l'héritage (en allemand, on a deux termes différents : Kultur pour désigner l'aspect patrimonial et Bildung pour la mise en forme).
DIAPO n° 8, 2e partie
Il en va de même avec ce que les didacticiens appellent les pratiques sociales de référence. PR prend l'exemple du "sport", qui n'est pas un contenu de savoir savant en tant que tel. À l'école, on n'apprend pas le sport, on apprend l'éducation physique et sportive. Beaucoup d'élèves se trompent et demandent "à jouer au football". Difficulté à comprendre qu'en éducation physique et sportive, on est là pour une éthique de la solidarité associée à des qualités d'endurance, les aptitudes à gérer l'effort, etc, qui sont bien une transposition du monde sportif (dans le monde sportif, l'essentiel, c'est la compétition, ce qui ne veut pas dire que cela ne développe pas des qualités, mais le but du jeu c'est de gagner). Dans la compétition, il n'est pas sûr du tout que l'on fasse attention à son corps.
DIAPO n° 9
Le contrat didactique est une autre notion éclairante : les attentes réciproques entre enseignants et enseignés ne sont jamais dites, mais sont seulement supposées. Les élèves s'attendent à ce que l'enseignant leur apporte des savoirs rigoureux ; ils s'attendent à ce qu'ils soient évalués de manière juste, à être récompensés de leurs efforts, etc., Les "mauvais" profs, ceux qu'ils ont catalogués comme tels sont ceux qui, d'une manière ou d'une autre, écornent le contrat "sous-jacent". Les enseignants, de leur côté, s'attendent à ce que les élèves respectent les règles, ne trichent pas, fassent le travail qui est donné, etc. Ce n'est pas très évident pour les élèves, surtout quand les contrats didactiques sont évolutifs.
Et PR de se référer aux travaux de Stéphane Bonnéry dans "Comprendre l'échec scolaire" (2007) qui observe les élèves qui sont passés du primaire au collège. Il montre comment des élèves qui avaient une réussite à peu près ordinaire à l'école primaire, voient leurs résultats s'effondrer en 6e. "Et pourtant, je faisais tout ce que je faisais à l'école élémentaire !" où ils étaient récompensés parce qu'ils s'impliquaient, parce qu'ils étaient actifs, parce qu'ils jouaient le jeu. Mais les règles ont changé, le contrat change : là où il fallait montrer, on demande de démontrer… Ce qui fait partie de l'évolution normale du contrat didactique : les aspects du comportement restent certes importants, mais moins récompensés que les aspects de production proprement dite. Et Stéphane Bonnéry nous montre – et c'est poignant – comment ces élèves se sentent parfois floués par le système, pensent que les élèves qui réussissent, réussissent parce qu'on leur avait déjà donné les bonnes réponses, disent que "les Noirs et les Rebeux n'ont rien su faire, y a que les Blancs et les Chinois ont su faire" et évoquent ainsi des aspects racistes. Les élèves peuvent l'interpréter ainsi parce qu'il y a un déficit de contrat didactique. Et de poursuivre avec l'exemple de l'exercice de "l'âge du capitaine" où les calculs des élèves aboutissent à l'âge de 203 ans ou plus ! Le contrat didactique, pour eux, c'est que, quand on donne un exercice à l'école, il ne peut pas ne pas y avoir de solution et cette solution est forcément obtenue par la combinaison des éléments communiqués.
DIAPO n° 10
Autre exemple emprunté à Bernard Rey à partir d'un exercice de mathématiques à partir d'une situation de la vie courante. Il y a un habillage de l'exercice de mathématiques qui fait que les élèves vont réagir différemment face à cet habillage et vont proposer une autre solution (sans calculs). S'il faut repeindre son appartement, il vaut mieux s'adresser à ce type d'élèves qui sait devenir pragmatique… Le point de vue pragmatique est intéressant en soi mais ce qui était visé, c'est l'exercice mathématique. Il y a là un beau malentendu (dans jargon on de l'équipe ESCOL, on le nomme "socio-cognitif" parce que les savoirs scolaires sont toujours des savoirs qui ont une visée sociale et une teneur cognitive) et, dans ce cas précis, il y a des élèves qui privilégient l'aspect social sur l'aspect cognitif.
1.4 Les conversions et les conflits de loyauté
DIAPOS n° 11 et 12
Le rapport au savoir implique évidemment des rapports intellectuels, mais il implique aussi des rapports identitaires et des rapports affectifs, comme le montre Annie Ernaux dans son ouvrage « Les armoires vides ». Il en va ainsi avec la double injonction des parents qui souhaitent la réussite scolaire de leurs enfants mais qui tiennent à les garder dans leur environnement familial ; d'où l'expression "conflits de loyauté": pour beaucoup d'enfants, pour lesquels l'école n'est pas le milieu naturel, voire des enfants dont la langue de l'école n'est pas la langue maternelle, ces questions-là sont des questions qui se posent et qui viennent encore troubler la question du rapport au savoir dont on voit qu'il est chargé aux plans cognitif, culturel et identitaire.
2. Pourquoi a-t-on du mal à comprendre ce que les élèves ne comprennent pas ?
DIAPO n° 13 : plan
Pourquoi n'accède-t-on pas à ces difficultés ? Plusieurs aspects ont été évoqués autour de cette question.
2.1. L'externalisation du travail scolaire et espaces d'intéressement
Il faut d'abord savoir que le travail des élèves a fait l'objet, historiquement, d'une externalisation croissante par rapport à l'école et, essentiellement, par rapport à la classe. Et se sont développés, autour du travail des élèves, hors la classe, des espaces d'intéressement. Le travail hors la classe est un sujet brûlant dans notre société, dont s'emparent les médias régulièrement et représente un coût évalué à 2 milliards d'euros par an (surtout si on prend en compte les 50 % d'abattement fiscal que peuvent utiliser les officines privées). Donc un espace d'intéressement qui comprend beaucoup d'acteurs (parents, élèves, etc., mais aussi municipalités, établissements scolaires et officines privées) sont intéressés par la question des devoirs pour des raisons qui ne sont pas forcément des raisons d'apprentissage mais qui traduisent un déficit pédagogique et démocratique…
Exercices ou devoirs ?
Concernant l'externalisation du travail, on ne devrait pas parler de devoirs mais d'exercices, nous dit PR. Matériellement, ça ne change pas grand-chose, mais philosophiquement et de la manière dont c'est organisé et conçu, ça change beaucoup Que les élèves s'exercent, paraît absolument intrinsèque aux apprentissages. Par exemple : les jeunes qui veulent apprendre eux-mêmes le skate, ou telle pratique sportive, s'exercent de manière extrêmement sévère, à faire et à refaire, avec des répétitions qu'on n'oserait plus leur imposer à l'école qui doit toujours inventer des exercices nouveaux ; ils n'ont pas peur d'être dans un environnement austère et affrontent les chutes avant d'arriver à réaliser des postures aériennes. Les exercices font normalement partis des apprentissages.
Les devoirs, c'est un peu autre chose. Et PR de souligner la connotation "morale" contenue dans le terme "devoir" qui va au-delà de l'exercice et qui fait que ces malentendus socio-cognitifs peuvent être à l'œuvre dans les devoirs : pour une partie importante des élèves, "faire ses devoirs", c'est d'abord montrer qu'on est loyal avec le système, qu'on a accompli sa tâche. Alors que d'autres élèves sont plus soucieux de savoir ce qu'ils sont en train d'apprendre dans les devoirs qu'ils sont en train de faire. C'était une caractéristique des bilans de savoirs : pour beaucoup d'élèves, les devoirs du soir, c'est une manière de se mettre en règle avec l'institution, avec les parents, de faire en sorte qu'il n'y ait pas de coupure de connexion Internet ou d'être privé de voir les copains. C'est une monnaie d'échange avec la famille, donc, l'aspect social prend le dessus. Aujourd'hui, où les études sont si importantes, les parents laissent tomber beaucoup de domaines de la vie éducative pour se centrer sur le travail à l'école ; et la réussite à l'école est une clé importante dans la vie des familles qui fait qu'on va pouvoir sévir si les adolescents ne ramènent pas de bons résultats et être extrêmement coulants sur des tas d'autres aspects de leur vie.
Une mesure technique et au-delà
PR rappelle qu'on a du mal à se débarrasser des devoirs, normalement interdits à l'école élémentaire depuis 1956 : les ministères qui se sont succédé depuis n'ont jamais réussi à les supprimer.
Dans le 2nd degré, la réforme de 1902 a eu des effets qu'on n'imaginait pas à l'époque. Jusque là, les séquences d'enseignement duraient deux heures,en général, les enseignants faisaient leçon et exercices (de sorte que le cours magistral apparaît plus récent qu'on ne le croit ordinairement).
Intérêts sociaux et processus d'apprentissage
Pourquoi continue-t-on à faire faire des devoirs écrits alors que la loi l'interdit et pourquoi n'arrive-t-elle pas à les interdire ? On peut formuler l'hypothèse que, quand l'école de la République a eu à se consolider, se créer, une de ses caractéristiques par rapport à d'autres pays, a été de se fermer fortement sur elle-même pour échapper aux pressions des communautarisme. En France, les familles rentrent peu dans l'école et l'objet qui circule entre les familles et l'école, ce sont les devoirs et aussi les notes. Et à chaque fois que quelqu'un propose de faire autrement avec les notes, le débat hexagonal se re-déclenche. Il y a un accord, un consensus social sur les pratiques pédagogiques qui n'ont rien à voir avec les processus d'apprentissage parce que ces derniers sont plutôt faits pour que les élèves s'exercent devant des gens qui sont capables de comprendre pourquoi ils réussissent, pourquoi ils ne réussissent pas et qui sont capables aussi de les aider à réussir. Ce qui n'est pas le cas lorsque l'on procède à une division du travail éducatif.
2.2 Un déficit pédagogique et démocratique
On parle de déficit pédagogique parce que l'enseignant se dit dans l'incapacité de savoir quel était le niveau réel de ses élèves et quelles sont leurs capacités réelles sans les voir travailler. Les voir travailler suppose les évaluer, les corriger longuement et cela suppose aussi que les élèves retravaillent, ce qui est rarement le cas. Nous sommes dans un système où on refait rarement les choses. Comment fait-on une thèse ? Comment fait-on un mémoire de recherche ? En faisant et en refaisant… Le directeur de recherche vous "embête", pour rester poli… les étudiants refont et il y a un vrai travail qui se fait : entre ceux qui ne donnent jamais leurs versions intermédiaires et ceux qui travaillent dès le début dans un accompagnement de proximité où l'enseignant fait en même temps qu'eux, il y a des progrès qui sont absolument spectaculaires et qui font que les gens se développent, s'émancipent et que l'enseignant a le sentiment d'avoir apporté quelque chose. Or, ce système-là est rarement à l'œuvre dans notre école (il y a des enseignants qui, heureusement, le font) mais après, le poids des programmes, etc., ce qui fait qu'on externalise. Dans une enquête sur le travail, beaucoup d'enseignants disaient donner du travail à la maison mais sans corriger les travaux parce qu'ils n'étaient pas sûrs que les élèves les avaient réalisés par eux-mêmes. Et puis, il y a tous les malentendus sur le fait que le temps prévu par le professeur n'est pas réaliste.
Si on reprend la question des devoirs, les enseignants disent "on n'est pas sûr que ça sert à quelque chose", "ce n'est pas sûr que les élèves le font", "si je corrige, je n'avance pas dans mon programme". Les parents disent "ça empoisonne la vie". Donc, personne n'est convaincu et néanmoins tout le monde en redemande. Phénomène assez curieux jusqu'à sécréter la demande de cahiers de devoirs de vacances que l'école n'a jamais demandés mais que les parents achètent, convaincus qu'il faut faire des devoirs de vacances en mettant les enfants sous une pression permanente.
Nous savons, en particulier, que c'est au moment des vacances que les inégalités se creusent mais qu'elles se creusent aussi au moment des devoirs. Si l'école n'est pas à même d'être son propre recours, alors elle va exposer les enfants à des aides qui sont socialement différenciées, pas simplement sous l'angle de l'environnement de travail (l'enfant dispose d'une chambre ou pas). On évoque souvent cet argument là ; il existe mais il est moindre. Ce qui est déterminant, ce sont les manières de faire, ce sont les méthodes de travail, les gestes de l'étude, les gestes intellectuels. Ce ne sont pas les conditions matérielles qui sont un problème, ce sont les imperceptibles de l’environnement familial : les conversations quotidiennes, les manières de voir les parents au travail, les échanges linguistiques qui peuvent être payés… Là, il y a matière à creuser les inégalités dans le travail externe et c'est un jeu perdant/perdant parce que l'enseignant, même de bonne volonté qui veut aider ses élèves, ne sait pas comment ils travaillent. Il va pouvoir évaluer, certes, il va pouvoir contrôler que c'est fait ou pas, mais très peu aider alors que les élèves auraient besoin, au moment où ils éprouvent des difficultés, d'une aide pertinente. Pourtant, le nombre d'aides qu'on trouve après la classe est extrêmement important. Mais il y a des gamins qui repartent des études organisées par l'établissement avec des devoirs faux parce qu'ils sont tombés sur des personnes qui ne connaissent pas la discipline, qui ne veulent pas perdre la face et qui disent "c'est bien, tu as travaillé".
2.3 Le cas des didactiques familiales
Un autre élément qui intervient, c'est que quand les enfants sont en train de travailler avec leur famille, peuvent interférer des didactiques familiales qui ne sont pas forcément les didactiques que l'école attend ; elles peuvent même se révéler contraires aux didactiques souhaitées. Et PR de souligner qu'au niveau du travail éducatif, on est en train de segmenter de plus en plus le geste d'apprentissage des élèves en dévoluant un personnel de plus en plus important allant jusqu'à une prise en charge médicale (explosion de dyslexies… etc.) qui complique singulièrement la question des apprentissages (réf. à l'ouvrage canadien "La division du travail éducatif").
PR présente deux cas à partir d'entretiens dans le cadre d'une recherche : un cas de travail à la maison dans un milieu populaire et l'autredans une famille d'enseignants.
DIAPOS n° 16 à 20
Dans le 1er cas, Pricilla va faire ses devoirs chez sa tante Augustine, personne de bonne volonté à qui le collègue envoie également d'autres élèves. Le devoir à faire est une lecture silencieuse. Augustine demande à Pricilla de le lire à haute voix avec "sa" technique de lecture, notamment celle de prononcer tous les "e" muets en fin de mot.
On voit bien là, la bienveillance de la tante dans la perspective de l'école primaire (qui est son propre niveau de formation), l'obsession de la dictée et la correction de la diction qui est une obsession légitime dans certains types d'exercices. Mais ici, Augustine croit qu'elle est en train de donner des secrets à sa nièce pour qu'elle puisse performer à la prochaine dictée, alors qu'il ne s'agit pas du tout de ça. Mais cet exemple là, qui est un peu croustillant, n'est pas isolé : S. Kakpo, dans sa thèse, souligne que de nombreuses familles refabriquent les curriculums scolaires et font venir d'Afrique des livres) car les manuels actuels trahissent le bon usage de la grammaire et de l'orthographe et ne sont pas convenables. PR souligne, en fin de lecture (diapo n° 20), le dilemme des enfants partagés entre les enseignants et les parents et soucieux de ne fâcher personne.
DIAPOS n° 23 à 25
Dans le second cas, nous sommes dans une famille d'enseignants. La mère est agrégée d'allemand et enseigne au collège. Léo, son fils, est en CM2 et doit rédiger une rédaction relatant la chasse aux trésors. Sur les diapos, il s'agit de l'entretien entre la mère de Léo et l'enquêtrice.
PR souligne, avec beaucoup d'humour, le fait que Léo, bien que fils d'enseignants, aborde cet exercice de rédaction en économisant son énergie (il se limite à 4 phrases) comme les garçons de son âge, de façon spontanée.
La mère demande à Léo ce qu'il en pense. Il y a là une manière d'enrôler, de ne jamais imposer, de faire en sorte que l'enfant fasse ce que l'on veut qu'il fasse mais qu'ilait toujours l'impression de faire ce qu'il a envie de faire lui-même. C'est l'équation des familles d'enseignants ; en général, ça se passe bien. Il y a quelques moments de fluctuation, mais au bout du compte, l'enfant finit par dire "ouais, c'est ça que vous voulez faire…"
PR note que c'est le terme de "rédaction" qui est utilisé et non de "narration", ce qui est véritablement le fait de rentrer dans la forme scolaire : on n'est pas là à raconter une histoire ; on est dans la rédaction. Puis PR fait référence aux travaux de Lahire sur les écrits d'enfants de milieux populaires : quand un gamin raconte ses vacances, il va le faire comme il les raconte à ses copains. Il ne comprend pas qu'il s'agit d'une rédaction, qu'il faut une introduction, des parties, une conclusion, une concordance des temps, une décontextualisation, éventuellement utiliser ce temps qu'on n'utilise plus qu'à l'école qui est le passé simple, etc., C'est vraiment rentrer dans la forme scolaire. Ce qui se fait là, c'est une pression permanente envers l'école : "tu dois travailler comme à l'école".
Dans cette famille d'enseignants, il y a un ingrédient cognitif ; nous sommes à l'école, il y a une rédaction et il y a les règles de la rédaction. Ce qui permet d'apprendre un élément culturel de façon extrêmement habile car il s'agit de la culture juvénile qui va être sollicitée pour entrer et faire corps dans la rédaction. Dans l'entretien, la maman de Léo explique que son gamin est fasciné par les jeux vidéo (violents, avec de l'hémoglobine, évidemment, c'est un garçon) mais elle sait filtrer les jeux. Elle lit des ouvrages, elle se renseigne, elle voit que dans tel jeu il y a de l'hémoglobine mais il qu'il y a aussi de l'histoire. Et donc, on a là une manière, par l'habillage culturel, de tirer vers des façons scolaires de procéder qui sont, très souvent, des façons généalogiques de l'histoire. C'est le cas de Léo lorsqu'l propose de placer l'action de la chasse aux trésors à la Martinique où vit son grand-père. À partir de là, il s'approprie la chose, propose de s'inspirer du personnage d'un des jeux vidéo et prend du plaisir à rédiger.
3. Comment aider les élèves à comprendre ?
3.1. Prendre en compte les registres pour apprendre à l'école
Beaucoup, beaucoup de choses sur lesquelles on pourrait rester très longtemps. Il faut savoir que Léo aime beaucoup son grand père qui vit à la Martinique, que en plus de l'aspect cognitif, en plus de l'aspect culturel, il y a l'aspect identitaire qu'on va faire venir dans la rédaction, quelque chose qui fait partie de l'histoire de vie. C'est tout cela qui fait que la mayonnaise prend avec les trois ingrédients qui sont là, qui sont les ingrédients de l'école.
Il n'est pas sûr qu'ils soient convocables de la même manière par tous les élèves ; néanmoins, c'est ce que nous demandons parce que nous demandons aussi que les élèves s'engagent dans leurs productions, qu'ils soient créatifs, qu'ils ne soient pas simplement des polycopieurs, des copier/colleurs. L'exercice leur paraît rebutant. On voit bien les étapes : au début, Léo renâcle comme tous les gamins de son âge, mais il se reprend et finit par éprouver du plaisir à écrire et à répondre aux attentes de l'école.
3.2. Du soutien à l'étayage
Il n'est pas sûr que tous les encadrements scolaires et péri/post scolaires de tous les enfants procèdent de la même manière. Parfois, lorsqu'on constate des déficits méthodologiques des élèves, on dit qu'on va leur faire des cours de méthodologie. C'est une mode qui a existé, qui a été apparemment abandonnée parce que la méthodologie en soi, n'a aucune chance de marcher. Si on ne montre pas aux élèves les difficultés qui leur font paraître la méthodologie comme utile, ça ne sert strictement à rien.
PR prend l'exemple de la bibliographie avec des étudiants en master ou en thèse : on peut leur faire des cours de bibliographie. Les méthodes, c'est exactement comme ça. Mais ce sont les dix corrections de la fusée qui remettent dans la bonne trajectoire, jour après jour, qui sont de l'ordre de l'étayage.
Cette notion d'étayage, est empruntée à Vygostski (théoricien russe de l'apprentissage) qui pense qu'on n'apprend jamais tout seul : l'apprentissage n'est pas le fruit d'un développement harmonieux de la personne ; il fait partie du développement, il vient d'abord de l'extérieur, de l'héritage de l'humanité, de la culture… il faut l'intérioriser si on veut le faire fructifier. Et cette activité d'étayage est toujours présente.
C'est là-dessus que conclut PR. Lorsqu'on parle aujourd'hui de soutien, on multiplie les dispositifs qui arrivent lorsque le crime est pratiquement déjà consommé, c'est-à-dire qu'on soutient des gens qui sont déjà passés largement à côté des apprentissages. Alors qu'il aurait fallu les soutenir d'abord au sens de les étayer. L'argent et l'énergie qui se dépensent à soutenir des gamins sont considérables. PR évoque ce qui était mis en place dans le collège où était Pricilla : certains enfants bénéficiaient de séances de 1 h 30, en fin de journée, dans le cadre de l'aide apportée dans le collège. Par ailleurs, ils allaient dans deux autres endroits où les envoyaient les parents, ce qui donnait des journées de
9 h du matin à 18 h 30. Malgré cela, les résultats ne progressaient pas et on peut légitimement conclure que si, avec tant de personnes qui aident on obtient si peu de résultats, c'est que vraiment, ils sont "nuls".
On peut aussi penser, à un moment donné, qu'il faut arrêter le massacre et se poser les questions en terme d'étayage dans le savoir et pas dans le soutien post : pas de soutien une fois que c'est fait, a fortiori lorsque ce sont des gens qui ne savent pas quelle est la progression de l'enseignant, qui ne connaissent pas les méthodes qu'ils utilisent, qui ne connaissent pas la discipline. Là, on est en train de multiplier les obstacles pour faire en sorte que les enfants ne comprennent pas et qu'on ne peut comprendre soi-même pourquoi ils ne comprennent pas.
Conclusion
(partiellement traitée en amont)
Apprendre l'école, apprendre à l'école
Etayer dans un cadre commun de l'activité
Michèle Sanchez
avec la relecture de Nicole Poteaux
Membres du Comité d'Animation de la Maison de la Pédagogie de Mulhouse
Janvier 2017