Enseigner et éduquer à distance : potentialités et limites des usages du numérique
Rencontre-débat en visioconférence
lundi 12 octobre de 18 h 30 à 20 h 45 au Carré des associations, 100 Avenue de Colmar à Mulhouse
Au printemps 2020, tous les acteurs de l’enseignement et de l’éducation ont découvert malgré eux le travail à distance pour mettre en place la "continuité pédagogique".
Pendant cette période, ils ont découvertdes dispositifs, des outils qui ont permis de garder le contact avec les élèves et les parents. Certains ont trouvé des perspectives porteuses de changements stimulants dans l’exercice de leur métier, d’autres s’interrogent sur les limites de cet exercice. Pour aller de l’avant, il importe donc d'effectuer un retour sur expérience de ce printemps pédagogique pas comme les autres.
Pour cela, nous avons fait appel à Bruno DEVAUCHELLE auteur de "Éduquer avec le numérique"qui a tenu régulièrement une "Chronique du confinement" dans le journal en ligne, l’Expresso du Café pédagogique. Il nous a fait part de sa vision globale et de ce que l’on peut "apprendre de l’expérience" vécue pendant plus de trois mois pour mettre en place une "école d'après".
Une vidéo de présentation était disponible, sur le lien suivant http://www.brunodevauchelle.com/mulhouse/.
Les personnes qui le souhaitaient, pouvaient poser leurs premières questions à l'intervenant, par mail ou par le formulaire de contact de la maison de la maison de la pédagogie avant le 12 octobre.
L'intervenant : Bruno Devauchelle
B. Devauchelle, formateur, chercheur associé au laboratoire Techne (Université de Poitiers), auteur de plusieurs ouvrages dont : Éduquer avec le numérique et Inverser la classe (ESF 2019).
Ses écrits en ligne sont accessibles aux adresses suivantes:
→ Le blog d’une part http://brunodevauchelle.org
→ Ses chroniques hebdomadaires d’autre part http://www.cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/2012_BDevauchelle.aspx
Trace de Jean-Pierre Bourreau
Après une mise en place technique laborieuse, la visioconférence peut enfin commencer. Bruno Devauchelle est formateur, chercheur associé au laboratoire Techne (Université de Poitiers), auteur de plusieurs ouvrages dont : Eduquer avec le numérique et Inverser la classe (ESF 2019) et collaborateur de L'Expresso du Café pédagogique (rédacteur du Journal d'un confinement.)
Enseigner et éduquer à distance : approche anthropologique et historique
D’emblée, la place du numérique dans l’’enseignement et l’éducation à distance est posée dans la dimension anthropologique de la transmission : « est-ce que ce type de communication permet de faire passer des savoirs, des compétences, des expériences ? »
Dans nos sociétés, depuis Condorcet, transmettre s’est enfermé dans l’école, comme s’il n’y avait pas d’autres possibilités de transmettre que l’école. Parallèlement, Condorcet est partisan de la formation tout au long de la vie, comme vecteur d’émancipation. Selon ces conceptions, l’école a pour mission de donner accès à la lecture qui permet de devenir citoyen.
L’école s’est aussi construite pour accueillir la totalité des enfants (Cf les lois sur l’école de Jules Ferry au début des années 1880 et celles du début des années 1960). Or, cette massification se heurte à des limites. Et c’est ainsi qu’est apparu l’enseignement à distance comme recours très limité jusque dans les années 1998-2000. L’enseignement à distance est alors une mise à disposition de contenus, un suivi et un contrôle des acquisitions : c’est ainsi que fonctionnait le CNED (Centre national d’enseignement à distance).
Puis apparaît le numérique, mais l’enseignement à distance reste à la marge du système éducatif.
Avant d’aller plus loin, il convient de répondre à la question de fond : est-on capable d’apprendre, c’est-à-dire autrement que dans des situations de mise en présence des élèves avec des enseignants ?
Au CNED, l’accompagnement occupe une place importante : les parents se substituent aux enseignants. Ce qui signifie que l’enseignement à distance ne peut pas fonctionner sans accompagnement. Et cela pose la question de « l’intention d’apprendre », c’est-à-dire d’entrer dans le dispositif mis en place ; c’est l’engagement de la personne à distance dans le dispositif et une forme de contractualisation (ce qui diffère de l’autodidaxie).
L’enseignement à distance, le numérique… et le confinement
Mais l’organisation de l’école ne facilite pas forcément l’utilisation du numérique au sein de l’école. Il faut mettre en relation l’intérêt du numérique avec la mise en place d’usages différents de ce que propose l’école habituellement : « ce sont les modalités d’enseignement différent qui permettent d’intégrer le numérique ». Le numérique n’est pas naturel en milieu scolaire, mais il « augmente les possibles » dans un certain nombre de cas. Par exemple parce qu’il permet d’échanger des ressources au-delà du temps et du lieu scolaires.
Dans certaines situations, le numérique transforme aussi les interactions entre l’enseignant et les élèves.
Il ouvre également des possibilités de travailler en groupe et à distance, voire en classe virtuelle
Lors du confinement, les enseignants ont été pris de court et ils ont essayé de transposer leurs pratiques habituelles à distance. Ils se sont dirigés vers les sites de visioconférence, vers la diffusion de ressources par différences moyens. Sans oublier les nombreuses interactions par échanges de messages électroniques avec les familles, les enfants. En tout cas, le numérique a permis d’assouplir une situation qui aurait été extrêmement tendue
Et après le confinement ?
Les gens ne reviendront au numérique que si celui-ci procure une augmentation des possibilités en présentiel.
La situation du confinement est une situation faussée car « hors norme » : elle a été un révélateur, mais elle ne génère pas de nouveau modèle. Par contre, elle a permis de tester en grandeur nature des formes inédites. 80 à 90 % des enseignants ont réussi à intégrer les moyens mis à leur disposition : une capacité d’adaptation qui prouve que les enseignants se sont équipés depuis longtemps en matériel et ont développé des compétences personnelles.
Mais si on constate le recours à des formes inédites en termes de moyens, ii n’en va pas de même pour la pédagogie qui a beaucoup moins, voire pas du tout donné lieu à des démarches nouvelles. « L’épreuve du confinement est donc une parenthèse. Mais, comme toute parenthèse, elle ouvre des perspectives ».
Apprendre de l’expérience du confinement
Le confinement a montré (si c’était nécessaire) le besoin et l’importance des interactions humaines au sein de la classe. Mais, dans le même temps, il a aussi montré la fragilité d’un système scolaire basé uniquement sur du présentiel ; ce qui amène à réfléchir à des systèmes souples.
Le confinement a amené à s’interroger sur la posture de l’enseignant dans l’enseignement à distance : comment enseigner quand l’enseignant n’est pas là, comment apprendre quand l’apprenant n’est pas là, au-delà des outils traditionnels de communication et en dehors de la classe ?
Pour l’instant, le retour sur l’expérience permettrait seulement de mieux gérer la situation en cas de re-confinement. Mais d’autres questions sont posées sur l’avenir de l’école.
La question de « l’hybridation » (ou du mélange de deux modalités) est en fait très ancienne : c’est le numérique qui a facilité l’enseignement à distance (y compris, parfois, à l’intérieur du lycée, en adaptant les outils). Aujourd’hui, avec le numérique dans l’enseignement à distance, le lieu, le temps et l’action ne sont plus les seuls maîtres de l’apprentissage scolaire : les 3 unités sur lesquelles les fondé l’apprentissage en présentiel sont remises en cause.
Le numérique est surtout utilisé par les enseignants en amont et en aval du cours. Mais il peut aussi être utilisé pour accompagner les activités d’apprentissage selon de diverses façons d’enrichisse-ment : par exemple, en diversifiant les sources, en variant les modalités de présentation, en améliorant le suivi et la différenciation. Les moyens numériques permettent aussi d’assurer la continuité entre les différentes modalités de travail et d’apprentissage pour les élèves.
Les interactions humaines sont indispensables. Mais le confinement a développé des techniques d’interactions humaines à distance qui méritent toute notre attention : il a révélé que des élèves qui ne parlent pas en classe s’expriment davantage à distance, peut-être parce qu’ils sont cachés par leur écran et se sentent moins exposés au regard du groupe. Beaucoup d’élèves se créent des réseaux ente eux.
Les interactions, grâce à la machine, sont d’une autre nature que celles qui se produisent en classe. On a dit beaucoup de choses sur la relation en présentiel, en face à face, mais ce qui reste à explorer c’est l’interaction à distance, compte tenu des moyens dont nous disposons. « On a là des possibilités nouvelles d’interactions et il va falloir articuler les interactions humaines en présentiel avec les interactions humaines à distance, intermédiées par les technologies ».
Place aux interventions des participants à la visioconférence… et aux réponses de Bruno Devauchelle
- Comment concilier pratique et théorie en période de covid ?
Quand, dans une formation en alternance, la pratique n’est pas possible, on peut avoir recours à la simulation : la manipulation physique est remplacée par le virtuel.
- Comment articuler enseignement en présence et enseignement à distance ?
C’est la nécessité de développer un fil rouge entre les deux modalités, de façon à les rendre complémentaires : privilégier les activités de consolidation et de confirmation des connaissances dans le présentiel et consacrer le travail à distance à des activités d’exploration, de découverte. Mettre en appétit avec le distanciel et structurer avec l’aide de l’enseignant en présentiel ; ce que B. Devauchelle appelle « la pédagogie de l’accompagnement structurant ».
- Quelle plus-value pourrait apporter le distanciel dans l’autoévaluation des apprentissages ?
La plupart des enseignants ont simplement transposé les modalités d’évaluation de type terminal et mécanique. Certains autres ont cherché à impliquer les élèves dans leur autoévaluation avec plus ou moins de succès en fonction de leurs pratiques d’évaluation habituelles (contrôle continu en LP, autoévaluation en primaire).
- En quoi l’expérience de l’enseignement à distance pourrait-il permettre de revisiter le projet de « Maison de la connaissance » ébauché par B. Devauchelle en 2000 ?
Aujourd’hui, les learning centers peuvent être considérés comme une forme de Maison de la connaissance, comme un « tiers lieu » d’apprentissage. B. Devauchelle se montre favorable à une socialisation qui ne se limiterait pas à l’école, qui pourrait s’effectuer aussi dans des « tiers lieux » en dehors des cloisonnements par âges et par disciplines, en faisant se côtoyer enfants et adultes. Une invitation à assouplir l’école, à penser que l’école n’est pas seulement ce qui se passe dans le lieu où dont rassemblés les élèves.
- Peut-on demander à des parents souvent démunis d’accompagner leurs enfants dans l’enseignement à distance ?
Les tiers lieux sont une des hypothèses pour pallier aux inégales possibilités d’accompagnement des enfants par leurs parents. C’est d’autant plus nécessaire quand les parents sont soumis à des pouvoirs basés sur la manipulation et l’influence.
- On a les outils pour enseigner à distance : comment faire pour développer leur utilisation par les enseignants ?
B. Devauchelle évoque plusieurs expériences réussies, qui ont permis aux enseignants, aux élèves et aux parents d’éprouver la pertinence de l’enseignement à distance. Par ailleurs, il se prononce en faveur de la présence d’ingénieurs pédagogiques dans les universités chargés de créer des dispositifs et d’accompagner les enseignants.
- Comment aller vers ces tiers lieux, comment décloisonner, comment aller vers l’école de demain ?
Les CDI (créés en 1974) dont des tiers lieux dans les établissements scolaires. Mais ils n’ont pas réussi à transformer la pédagogie, à devenir des CCC (Centres de connaissances et de compétences), alors qu’ils sont des lieux d’autoformation capables de développer un autre rapport au savoir et l’autonomie des élèves.
- Apprendre à distance nécessite un accompagnement. L’enseignement à distance peut-il favoriser l’intégration de la posture d’accompagnement dans les apprentissages ?
B . Devauchelle estime que beaucoup d’enseignants font de l’accompagnement sans le savoir. Puis il écarte deux modalités : l’accompagnement à la demande (qui ne marche pas) et le préceptorat (entre un élève et un enseignant). Pour lui, l’accompagnement prend place dans le cadre d’un groupe d’élèves et prend sens à partir des questions formulées par un ou des élèves. Il suppose donc d’abord l’écoute de l’enseignant. Certaines situations sont plus propices que d’autres à ces rencontres. Et B. Devauchelle reprend l’exemple des learning centers et revient sur la question des lieux où l’on pourrait enseigner et apprendre autrement, dans lesquels l’accompagnement permettrait l’autoformation, l’autoapprentissage, la coformation. Une souplesse et une architecture scolaires qui relèvent aujourd’hui de l’utopie…
- L’accompagnement personnalisé à distance permet aussi à l’enseignant de mieux comprendre ses élèves. Mais la cohabitation avec l’enseignement en présentiel ne risque-t-elle pas de remettre en cause à la fois la professionnalité enseignante et la forme scolaire ?
Aujourd’hui encore, l’enseignant est l’incarnation du savoir savant, ce qui le met à distance de ses élèves au lieu de développer une posture d’accompagnement. L’institution et la forme scolaire donnent à l’enseignant une légitimité qu’il n’a pas a priori. Il en va de la responsabilité du politique qui privilégie l’effectuation des programmes et la réussite à l’examen plutôt que l’accompagnement des élèves pour leur permettre de progresser.
- Que veut dire « progresser » ?
« Progresser, c’est se sentir de mieux en mieux propriétaire du monde qui nous entoure. Ma conviction aujourd’hui, c’est de dire qu’éduquer c’est de permettre aux jeunes de devenir propriétaires du monde qu’ils construisent demain. Et pour aller dans cette direction, j’ai besoin d’humanité, de connaissances, des autres ».
Trace rédigée par Jean-Pierre Bourreau, membre su Comité d’animation de la MPM,
à partir de l’enregistrement audio de la soirée
en espérant avoir été aussi fidèle que possible à la parole des intervenants