A la rencontre des grand(e)s pédagogues :
Fernand DELIGNY (1913-1996)

 

 

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Lundi 04 décembre 2023 de 18 h 30 à 20 h 30, rencontre organisée en ligne.

Fernand Deligny occupe une place singulière dans le panthéon des grands pédagogues, comme le laissent entendre les titres de certains de ses ouvrages : « Graine de crapule » ou « Les vagabonds efficaces ». Toute une vie d’éducateur consacrée aux enfants difficiles ou délinquants et aux enfants autistes, dans une approche en rupture avec les pratiques dominantes de prise en charge de ces publics.

À pédagogue d’exception, soirée exceptionnelle !

Au lieu de démarrer avec le rituel de la projection d’un documentaire de Philippe Meirieu, nous aurons le grand plaisir de faire la connaissance de Fernand Deligny en compagnie de Marc Heber-Suffrin, qui a eu l’immense chance de travailler avec des éducateurs de rue, dans les cités de transit d'Orly, éducateurs très imprégnés de l'esprit, des expériences et des analyses de Deligny. Marc a continué à faire connaissance avec Deligny à travers ses écrits et des analyses de pédagogues et de philosophes (Philippe Meirieu, Catherine Perret, une compagnie théâtrale...).

Avec, comme toujours, cette question récurrente : que nous apportent ces échanges autour de ces grandes figures qui ont marqué l’histoire de la pédagogie pour relever les défis éducatifs d’aujourd’hui ? Précisons que Marc Heber-Suffrin est auteur, avec son épouse Claire, du récent ouvrage « Clés pour une ville apprenante », paru chez Chronique sociale.

 

 

Animation

Rencontre animée par Agathe Chenelot et Tina Steltzlen en présence de Marc Heber-Suffrin.

 

Trace de la rencontre

À la rencontre des grands pédagogues
Fernand DELIGNY (1913-1996) en compagnie de Marc Heber Suffrin Lundi 4 décembre 2023

Un peu à l’image de ce que fut cet éducateur « hors normes », ce qui suit n’est pas LA trace linéaire d’une Rencontre avec un grand pédagogue mais plutôt DES traces, des éclairages, des pépites disparates recueillies au long de la soirée… et après. Il n’y a pas d’arIculaIon logique à chercher entre les différents paragraphes qui suivent, d’où des paragraphes décalés les uns par rapport aux autres !

PARTIE 1 : Intervention de Marc Heber-Suffrin
L’intervenIon de Marc Heber-Suffrin nous a plongés d’emblée au plus près de Fernand Deligny, de sa pensée et de sa praIque.
Marc Heber-Suffrin commence en évoquant l’un des ouvrages phares de Fernand Deligny : « Graines de crapule », et prévient d’emblée que cet ouvrage déstabilise car les paroles peuvent sembler brutales et agressives. Mais Marc Heber-Suffrin annonce qu’il y a beaucoup plus que cela. Il y a des prises de posiIon : « Si tu veux travailler avec ce-e jeunesse, tu ne peux pas être là par pi5é ou par dévouement : change de mé5er. Si tu ne peux pas tenir la scie, ne prétend pas l’enseigner à quiconque. Si tu n’aimes pas la vie, ne viens pas auprès de gamins qui sont eux-mêmes mal traités par la vie ». Il faut se rappeler que Deligny a travaillé dans un pavillon d’hôpital psychiatrique à ArmenIères (près de Lille), et qu’il savait que les personnes y resteraient probablement jusqu’à la fin de leur vie : c’était alors insupportable de venir auprès de la jeunesse en difficulté (sociale, psychique, physique). « On était inapte à y apporter un projet éducaIf », disait-il. Ce sont d’ailleurs certaines prises de posiIon qui ont fait bouger Fernand Deligny, géographiquement et professionnellement.
Quand Fernand Deligny parle de lui-même, il dit : lorsque j’’ai rédigé cet ouvrage, le Itre était « graines de crapule ou le charlatan de bonne volonté » ». Il a trouvé que c’était trop péremptoire. Il a alors cherché à modifier le sous-Itre, qui est devenu : « Graines de crapule ou l’amateur de cerfs-volants ». Cet amateur a su formuler 136 appréciaIons en relaIon avec la jeunesse accueillie à l’hôpital. Il faut aussi lire, page après page, « Les vagabonds efficaces » pour apprécier la qualité de sa plume. Ses formulaIons sont toujours parfaitement adaptées, percutantes.
En plus d’être insItuteur dès 1936, Fernand Deligny est aussi un arIste, un chercheur, tout en portant un projet poliIque. Il va vivre les évènements de 1940 comme signant la fin de la guerre, comme beaucoup de gens de sa généraIon. Puis il entrera dans la Résistance. Mais Fernand Deligny était déjà résistant, lors de son travail d’éducateur à l’asile puisqu’il va faire tout son possible pour accorder aux jeunes un minimum de liberté, afin de leur permedre d’entrer dans la vie.
Fernand Deligny se retrouve devant une société qui met les gamins à problèmes de côté : « ou on les abreuve de notre pi/é ou on les soumet au redressement moral » ! Ce qu’il souhaite, c’est que les gamins s’en sortent dans la vie. Il invente donc, avec quelques autres éducateurs non professionnels, la « présence proche ». Ils sont allés chercher des personnes proches dans l’environnement des jeunes, des personnes qui pouvaient leur montrer qu’on pouvait s’en sorIr dans la vie… ensemble, qui plus est.
Face à ce prétendu redressement moral, il existe un moyen générique, c’est-à-dire une prise de posiIon : « je n’ai pas de méthode, je ne suis pas porteur d’une méthode » (c’est sans doute pour cela qu’il reste très méconnu), mais pour lui, la démarche pour s’épanouir dans la vie se construit sur le trépied, fruit de ses prises de posiIon préalables évoquées plus haut). Out les bonnes sœurs, les psychiatres et les scouts ! Ou plus exactement quelques-uns.
Il a énoncé 3 « SaIsfacIons » et 3 « Intérêts » à les saIsfaire. Ces 3 « S » et ces 3 « I » sont des composantes vitales pour tous, qu’on aille bien ou non : ce n’est pas une invenIon pour les gamins à problèmes :
• la saIsfacIon d’être acIf : nous ne sommes pas des invertébrés, mais des verIcaux qui nous saIsfaisons d’être acIfs, à condiIon de pouvoir l’être ou de ne pas y avoir renoncé ;
• la nécessité de relaIons psycho affecIves saIsfaisantes et singulières : amiIé, amour, confiance ;
• des condiIons de vie saIsfaisantes : avoir chaud, être en sécurité quand il y a danger, disposer d’un endroit où l’on est respecté.
La prise de posiIon la plus centrale concerne l’acIvité (et pas intellectuelle) : il faut donner aux jeunes l’occasion de scier, de suer, de jouer, de cuisiner… Chez Fernand Deligny, les acIvités sont rémunérées. On est dans l’éducaIon acIve. Par exemple, pour le foot, l’éducateur principal assurait non seulement la formaIon acIve, mais il faisait aussi le nécessaire pour que les gamins soient là, en allant les chercher au fond du lit si besoin. Quand le même éducateur, forcément OHQ (ouvrier hautement qualifié) en électricité avait un « vrai » chanIer, il les emmenait avec lui sur le chanIer dans la semaine, et il faisait la formaIon théorique, intellectuelle le weekend. Peut-être même que cet éducateur partageait son salaire avec les jeunes ! C’est ainsi que les jeunes en rupture entrent dans une spirale vertueuse qui les conduit de la socialisaIon à l’éducaIon puis à l’instrucIon alors que l’approche classique était plutôt de commencer par l’instrucIon, puis l’éducaIon, puis la socialisaIon.
Pour Deligny, il y a une forme de réciprocité : « Manifestement certains enfants m’ont formé ». Voici la descripIon que Guy Berger (Professeur de sciences de l’éducaIon à Paris 8) a faite de lui-même (sans être « éducateur Fernand Deligny ») : « J’ai tenté de devenir éducateur, de praIquer pour l’autre tous les langages (distance, présence…), j’ai pas mal parcouru le monde, j’ai beaucoup parlé, on se sentait devenir un éduqué, un demandeur, un désirant de ce que l’autre pouvait apporter. Ce sont des gamins qui ont fait progresser des éducateurs. »
Dans la dernière période de sa vie d’éducateur, Fernand Deligny va passer plus de 20 ans avec des gens qui ont bien voulu l’accompagner, dans les Cévennes, avec des enfants auIstes (une vingtaine). Fernand Deligny est bien plus qu’essayiste (au sens d’essayer des choses, sans prétenIon de trouver des soluIons) et bien plus que chercheur : il fait des « tentaIves », comme il les appelle lui-même, et il le revendique. Il va jusqu’à dire :
ce gamin-là (auIste chantant la marseillaise) a été mon maitre à penser.

PARTIE 2 : L’interven/on (passionnante) de Marc Heber-Suffrin (passionné) nous a donné envie d’en savoir plus sur la vie de Fernand Deligny
Les dates et les évènements relatés ci-dessous sont très largement empruntés :
• à une interview de Fernand Deligny en 1989 pour l’émission « Mémoire du siècle » sur France Culture (Antoine Spire et Nicole Millienne : Fernand Deligny : "Mon boulot, c’est que ces enfants aient affaire à autre chose qu’à ce qu’ils connaissent, à un ailleurs, à un autrement" (radiofrance.fr))
• et à la biographie que Jean Houssaye lui consacre dans son livre « Deligny, éducateur de l’extrême » aux édiIons Erès.
Pourtant, il a fallu parfois lire entre les lignes. Nous espérons sincèrement ne pas avoir trahi Fernand Deligny en essayant de retrouver les pièces qui manquaient au puzzle…
Dans l’émission « Mémoire du siècle » sur France Culture, Fernand Deligny déclarait en 1989 au micro d'Antoine Spire :
« On me prend pour quelqu'un qui soigne, qui rééduque, mais mon boulot, ce n'est pas ça. Mon boulot, c'est que ces enfants est à faire à autre chose qu'à ce qu'ils connaissent, à un ailleurs, à un autre autrement».
« Si vous medez un caneton quelque part, vous ne saurez jamais qu’il peut nager s’il n’y a pas une mare. Ce n'est pas marqué dans sa tête. […] Il faut mulIplier les circonstances, les occasions de tout genre. […] Sans mare, personne n’aurait pu s’apercevoir qu’ils peuvent nager… et qu’ils nageaient même mieux qu’ils ne marchent».
Deux citaIons, parmi tant d’autres possibles, compte tenu des nombreux ouvrages qu’il a écrit… Mais la première citaIon illustre la volonté de Deligny, toute sa vie durant, de refuser de se faire enfermer sous une éIquede. La deuxième permet de mieux comprendre cede volonté farouche chez lui de faire sorIr des espaces clos dans lesquels le public avec lequel il a travaillé tout au long de sa vie était condamné. Et toutes deux laissent apparaitre en filigrane l’importance du milieu pour Deligny.
Ce que Fernand Deligny laisse en héritage (au-delà de sa riche bibliographie) est colossal et il reste pourtant très méconnu. Comment est-ce possible ?
Parce que toute sa vie durant, il a côtoyé des personnes que la société cachait à ses propres yeux ?
Parce qu’il n’a jamais cédé aux sirènes du pouvoir et à la facilité des subvenIons ?
Parce que sa posture était déjà très marginale pour l’époque ? Il est à parier que si Deligny exerçait encore de nos jours, ses prises de posiIon et l’accompagnement qu’il proposait aux publics qui lui étaient confiés lui auraient sans doute valu d’être déclaré irresponsable et lui-même enfermé entre les 4 murs d’un asile (car considéré comme fou) ou d’une prison (car considéré comme dangereux)…
Quel challenge donc que d’arriver à retracer la vie de Deligny ! D’autant plus que sa vie pourrait ressembler à une constante errance, pour faire écho aux lignes d’erre qu’il a uIlisées pour travailler avec les enfants auIstes.
Son parcours n’a rien de linéaire ni de prévisible, aussi complexe que l’humain en général, et les humains qui ont croisé son chemin en parIculier. Sa vie enIère semble être un cocktail de rencontres improbables, à la force d’un desIn tenace. C’est un homme qui jamais ne se livre et n’a jamais livré ses convicIons à des intenIons serviles. Mais il n’a jamais renoncé à croire que tout humain recèle une part d’humanité, même quand leur cause semblait désespérée et/ou que leur parcours tragique pouvait aller jusqu’à faire douter qu’ils méritaient d’appartenir encore au monde des hommes.
Ainsi, chaque évènement de sa vie semble être une pièce de puzzle égarée, un pur hasard, un coup du sort, de l’ordre de l’anecdote ou du coup de gueule d’un irréducIble. Et pourtant, si l’on regarde l’héritage qu’il laisse (immense dans le champ de l’éducaIon spécialisée), chacune de ces pièces est essenIelle pour comprendre comment Deligny a pu être… Deligny.
Fernand Deligny nait à Bègues, près de Lille, le 7 novembre 1913.
Quand en 1917, son père est tué à la guerre, Fernand Deligny, sa mère et ses grands-parents quident Bergerac et reviennent à Lille en tant que réfugiés. Ils habitent dans le vieux Lille, tout proche de la prison et juste de l’autre côté de l’évêché, pour le plus grand malheur de son grand-père, athée et capitaine des Douanes à la retraite.
Son grand-père veillera à ses résultats scolaires, incitant Fernand à l’excellence durant sa scolarité primaire. Il perd sa moIvaIon pour cede excellence avec son grand-père. Mais orphelin de guerre, il bénéficie de la prise en charge de ses études. Sa mère, bien que peu intéressée par ses notes, le pousse à poursuivre ses études : « Ils t’ont pris ton père, ils peuvent bien te payer tes études ! ». Il passe donc un baccalauréat de philosophie, qu’il obIent sans gloire, au lycée Faidherbe et entre en khâgne, sans convicIon. Mais avec déjà une certaine aversion pour les insItuIons nourrie par son expérience proche avec l’école, l’évêché et la prison.
Par ailleurs, car seule structure de telle sorte proche de chez lui, il rejoint dans sa jeunesse, une troupe de scouts de France catholique. En tant que chef de patrouille, un de ses « hommes » lui confie un jour un incident avec l’aumônier. Il quide alors les scouts et crée ensuite au lycée une troupe d’Eclaireurs (car non confessionnels) avec un ami dont le père alors recteur jouera, une fois nommé au ministère de l’enseignement, un rôle important plus tard dans la vie de Deligny.
En 1932 (?), quand il réalise qu’il n’est pas tenu de poursuivre en khâgne pour garder sa bourse d’études, il suit des cours de psychologie et de philosophie à l’université. Or, le débit de la voix d’un de ses enseignants de psychologie lui est physiquement insupportable. Il sort donc régulièrement de l’amphi, sans pouvoir y retourner une fois le cours commencé. Il passe ainsi beaucoup de temps à jouer au 4-21 dans un peIt café dans lequel il va rencontrer deux amis, dont l’un, étudiant en médecine, jouera lui aussi un rôle clé dans le parcours de Deligny. Pendant ce temps, il est rédacteur en chef de la revue des étudiants et crée en 1932 la première cellule d’étudiants communistes, non pas tant par fidélité à son grand-père athée que par mémoire des gueules cassées de 14-18. Et comme il avait un peu de temps, il allait coller les affiches du parI communiste, sans pour autant n’en avoir jamais lu aucune ! Fernand Deligny pense que c’est à cede époque qu’à commencer sa vie marginale…
Un jour où son ami étudiant en médecine n’est pas au café, privant ainsi Fernand Deligny d’une parIe de 421, il décide de se rendre à l’asile d’ArmenIères pour l’y retrouver. Il y découvre alors un univers qu’il ne / qui ne le quidera plus, même s’il ne passera pas toute sa vie dans ce monde clos et dont il aura à cœur de faire sorIr ceux qui pourtant a priori ne quideraient jamais l’univers asilaire et/ou carcéral. Il y découvre une ville dans la ville (1 500 lits, une brasserie, une ferme, une chapelle…) mais il découvre aussi la toute-puissance du corps médical, les privilèges qu’il déIent dans cet univers et le pouvoir parfois bien agréable qui en découle. Il découvre aussi les « mabouls » de l’hôpital d’ArgenIères, terme qui dans la bouche de Deligny n’a rien de péjoraIf. Il rencontre, entre autres, un cuisinier « maboul », mais qui, dans ses moments de lucidité, était un très bon cuisinier. Il découvre aussi la résignaIon de chacun des professionnels de l’insItuIon, car d’ArmenIères, personne n’en sortait vivant, même un enfant qui y arrivait à 3 ans. « De travail thérapeuIque, il n’y en avait pas », dit-il. « Mais il y avait un plein pavillon d’assassins célèbres ». Quand Deligny est nommé insItuteur à l’asile d’ArmenIères, toutes ces expériences alimentent sans doute son refus du chantage affecIf, des puniIons et sa convicIon de l’importance du milieu qu’il appliquera quand il sera en charge de structures.
Puis, Deligny part faire son service militaire, qu’il écourte en 1936. Il devient alors insItuteur suppléant dans des classes de perfecIonnement à Paris et à Nogent-sur-Marne : le bois de Vincennes tout proche lui permedra d’y faire souvent classe, expériences qui nourriront sa praIque professionnelle ultérieure.
Grâce au père de son ami avec qui il avait fondé la troupe d’Eclaireurs, il revient à ArmenIères. Sa classe est le « bijou » de l’hôpital. Seul endroit qu’on montre, il avait tout le matériel qu’il pouvait souhaiter pour une quinzaine d’écoliers, sélecIonnés sur les 300 enfants de l’hôpital par les bonnes sœurs. Ces élèves représentaient « l’élite » de l’hôpital. Mais Deligny le concède, c’est parce qu’il n’avait rien à leur apprendre qu’il se trouvait à l’aise comme insItuteur. Et que, peut-être, sans contrainte de programmes, il a pris le temps d’observer et de laisser advenir ce qui le pouvait au sein de sa classe.
La guerre éclate mais rapidement Deligny revient à ArmenIères, même si tout le monde tente de l’en dissuader puisqu’alors en zone occupée. Mais quand il revient, sa classe avait entre-temps été confiée à une suppléante. Il se retrouve alors à l’IMPro, toujours à l’asile donc, mais avec des adolescents pervers consItuIonnels : durs, très durs. Et pourtant, les gardiens en avaient une maitrise absolue, simplement en faisant semblant d’écrire qu’ils notaient dans leur dossier tous leurs faits et gestes. Dans le même temps, beaucoup des pensionnaires d’ArmenIères sont morts d’inaniIon. Rien n’en transparait sur leur cerIficat de décès, mais la proporIon de décès pour inaniIon dans les asiles était colossale, sans doute pire encore que dans les camps de concentraIon. Toutes les autorités de Lille savaient, mais Deligny répète à de nombreuses reprises dans son interview : « on ne pouvait rien y faire ». Cependant, ces mêmes gardiens qui assumaient leur autorité de façon contestable vis-à-vis des pensionnaires, risquaient leur vie la nuit, bravant le couvrefeu, pour aller voler des pommes de terre dans les champs pour que les jeunes puissent manger un peu : le milieu se prenait en charge lui-même. De là est sans doute née la convicIon de Deligny que le milieu avait un rôle fondamental à jouer pour ces jeunes.
En 1943, quand l’administraIon a voulu transformé son expérience en modèle, il quide l’IMPro d’ArmenIères et ouvre un foyer dans le vieux Lille où il propose des acIvités de prévenIon et où les éducateurs sont de simples voisins.
En 1945, il devient directeur pédagogique du centre d’observaIon et de triage de Lille, structure dans laquelle étaient placés de jeunes délinquants en adente de jugement. Deligny y supprimera les sancIons et les éducateurs spécialisés. Une nouvelle fois, il quidera la structure quand l’administraIon a voulu lui imposer un directeur gesIonnaire.
A la libéraIon, il crée les premiers centre de détenIon à Lille. Quand le ministre de la Santé publique y vient, il est impressionné par la qualité du travail réalisé dans la structure et des succès obtenus. Prêt à soutenir le projet, il propose des subvenIons… que Deligny refuse pour ne pas être lié à une insItuIon qui contrôle, pour ne pas en jouer le jeu.
En 1947, il crée La Grande Cordée. En acIvant ses réseaux de connaissances dans le milieu communiste et des auberges de jeunesse qu’il connait bien puisque délégué régional d’une associaIon d’éducaIon populaire communiste, il envoie des adolescents psychoIques que lui confiaient les hôpitaux psychiatriques dans un nouveau cadre de vie pour leur permedre de se construire un projet d’inserIon sociale et professionnelle.
En 1953, il rejoint le Vercors avec des enfants et des adultes en grande difficulté, suite à un nouveau refus de se soumedre à l’administraIon.
En 1963 (?), Deligny rejoint la clinique de La Borde (près de Blois), clinique fondée en 1953 par Jean Oury. Il y travaille avec Félix Guadari et rencontre Jean-Marie, enfant auIste alors âgé de 12 ans.
En 1964, il lance une expérience alternaIve dans une maison achetée par Guadari à Thoiras, dans les Cévennes, avec Janmari, toujours, et un peIt groupe.
A la suite d’un désaccord avec Félix Guadari, il s’installe à Monoblet, dans le Gard, en 1967, avec Janmari, encore. Tout étant à géométrie variable avec Deligny, il y accueillera jusqu’à une trentaine d’enfants auIstes.
Fernand Deligny décède à Monoblet (Gard) le 18 septembre 1996.


PARTIE 3 : Résonances et ricochets : Fernand Deligny, Marc Heber-Suffrin et nous
A la différence des précédentes rencontres avec un grand pédagogue, celle-ci partait d’un témoignage vivant et non d’un documentaire. Les échanges ont donc été très riches et dynamiques. Là encore, ce qui suit est une trace des ques@ons posées (et des réponses apportées) sans qu’aucune hiérarchie ni ar@cula@on logique soient à rechercher : il n’y en a pas !

Fernand Deligny a-t-il fait beaucoup d’émules ? Il avait un tel engagement pour ces jeunes… On peut quand même noter que l’ou5l 3S-3I est un ou5l central pour les classes-relais.
Une autre prise de posiIon qui est essenIelle : il faut laisser de la place à l’imprévu. Après le bombardement sur l’hôpital de Lille, beaucoup de paIents se sont enfuis. Et plusieurs années après, beaucoup ont reparu, complètement intégrés dans la vie… à la grande incompréhension des professionnels !
Anecdote : je n’ai pas pensé que j’étais nul, mais que la vie avait été plus maligne que moi (au sujet d’un jeune qui avait fugué et qui est revenu plusieurs années plus tard avec un vélo et qui s’en était Iré dans la vie)
Ne pas prétendre vouloir appliquer de façon mécanique sur l’humain des théories scienIfiques (cf les neurosciences).
Pour Fernand Deligny, Pestalozzi, Rimbaud et Van Gogh (qui ont passé leur vie à souffrir de solitude) ont été des « vagabonds » éminemment « efficaces » et émerveillés d’enfance. On retrouve là un soubassement psychologique rarement apparent chez Fernand Deligny : il est éternellement émerveillé, étonné, enthousiaste… devant l’enfance malgré beaucoup de désillusions.
Guy Berger (Professeur de sciences de l'éducaIon à l'université Paris 8) : A force d’être sollicité par éducateurs, on devient éduqué. Oui, mais toi, tu n’as jamais eu faim. Pour comprendre quelque chose à la misère, encore faut-il, sans avoir besoin de la vivre totalement, l’approcher réellement. Cela a été une des racines des réseaux d’échanges réciproques de savoirs (créés par Claire et Marc Heber-Suffrin, il y a un demi-siècle).
Pourquoi Fernand Deligny a-t-il été proche de Albert Camus ?
Pour Fernand Deligny, Camus a été un Humaniste de première classe, car Fernand Deligny ne met aucune limite aux dimensions humaines de l’humanité. Au milieu des pires situaIons, celui qui est le plus respectable est celui qui va au bout de son humanité.
Quelques extraits de Graine de crapule :
Arrange-toi pour qu’il y ait toujours la liberté du choix.
Ne promet rien que tu ne puisses tenir (injus/ce).
Si tu joues au policier, ils joueront aux bandits. Si tu joues au Bon Dieu, ils joueront au diable. Si tu joues à être toi-même, ils seront bien embêtés !
« Ne te laisse pas aller jusqu’à dire :
- Oh ! Jean tu as fait ça … comme tu me fais de la peine … Si ce n’est pas vrai, Jean va bien s’en apercevoir.
Et si c’est vrai, tu risques de faire s’accélérer le rythme des délits, ne serait-ce que pour te faire de la peine.
Car voilà un plaisir dont Jean est privé depuis qu’il a qui]é ses parents »
Graine de crapule page 46
Encore quelques pépites suite à ce]e présenta/on de Deligny par Marc Heber-Suffrin :
Beaucoup de liens avec la peIte enfance : noIon de juste proximité, la quesIon du choix…
On n’agit pas par la piIé ni par le dévouement… mais alors quoi ? alors s’ouvre le champ de la recherche pédagogique !
Fondamentalement, ce qu’il faut, c’est du respect, de la compréhension, de la proximité… et de la cohérence.
Voir le verre à moiIé plein et non à moiIé vide : aller à la rencontre de ce que chacun porte de posiIf en lui.
Sur la noIon de dévouement, j’ai vu les dégâts que cela peut faire… Cela ne peut pas marcher, car dans dévouement et piIé, on se situe au-dessus de l’autre, et non d’égal à égal.
Fernand Deligny peut être d’un radicalisme qui peut blesser. Mais c’est au prix de cede radicalité qu’il ne tombe pas dans « l’eau bénite croupie ».
Un auteur suisse écrit dans son livre « Deligny, le pédagogue sans qualité » : On essaye, et en essayant, on se trouve devant des situaIons qui développe l’apItude à fabriquer des réponses.
La pédagogie de Deligny est d’une radicalité très forte, ouverte à l’imprévu, en totale opposiIon avec la volonté, fréquente en pédagogie, de tout maitriser.
Et en fin de séance…
Claire et Marc Heber-Suffrin évoquent le disposiIf « Ville apprenante en lien avec leur dernier livre : « Clé pour une ville apprenante » (Chronique sociale, 2023).
Mulhouse pourrait-il rentrer dans le disposi/f ville apprenante de l’UNESCO ?
Claire Heber Suffrin : Ne pas faire semblant, mais faire avec ! Ne pas dire ce qu’est une ville apprenante, mais se demander si, à travers notre expérience, on peut donner quelques clés sur comment faire une ville apprenante ! « Clé » est ici à prendre au sens d’ouIl, pour desserrer une vis trop serrée, au sens de la musique pour donner l’harmonie… pour inventer ce que serait des villes, des communautés… apprenantes.
Y a-t-il de la place pour une école dans une ville apprenante ?
Il y a de la place pour tout ce qui est capable de se réinventer en interacIon avec l’autre. Il faut redonner à l’école la place d’un lieu protégé de l’urgence de la vie pour conInuer à apprendre.
L’égalité des chances ne veut rien dire mais il faut faire de l’école un lieu qui donne sa chance à tout le monde.
Et si le Plan Mulhouse ville éducaIve pouvait s'inspirer de Fernand Deligny pour prendre en charge les élèves "hautement perturbateurs" et luder contre le décrochage scolaire ?
Trace établie par Agathe Chenelot et Jean-Pierre Bourreau
Mars 2024



Pour aller à la rencontre de Marc Heber Suffrin
Forma5on et mé5er
Titulaire du CAPA (cerIficat d'apItude à la profession d'avocat), diplômé de l’Ins7tut d’études judiciaires, diplômé d’enseignement supérieur (DES) en Sciences poli7ques. Marc Héber-Suffrin a exercé le mé7er d’avocat pendant 40 ans. Bâtonnier du Barreau de l’Essonne en 1995 et 1996. Ac5vités associa5ves
® Ini7ateur des Réseaux d’échanges réciproques de savoirs® avec Claire Héber-Suffrin, en 1971 à Orly en tant qu’éducateur de rue bénévole, puis en 1979 à Évry en tant qu’adjoint au maire, chargé des Affaires sociales.
® Cofondateur avec des amis éducateurs d’un club de préven7on contre la délinquance, dans les cités de transit d’Orly, en 1971. Et éducateur bénévole pendant quelques années dans ce club (il exerçait professionnellement comme avocat).
® Engagé, depuis sa jeunesse dans de mul7ples associa7ons : poli7que, syndicale, associa7ons d’éduca7on populaire, associa7ons de parents d’élèves...
® A été président de l’associa7on « Pour loger ».
® Adjoint aux affaires sociales à la Municipalité d’Evry entre 1977 et 1983. Conseiller municipal entre 1983 et 1989. Adjoint à la démocra7e par7cipa7ve de 1995 à 2001.
® Administrateur du Mouvement français des Réseaux d’échanges réciproques de savoirs®. Formateur dans ce mouvement (à travers son associa7on FORESCO). Produc5ons
Auteur de L’éducation populaire, une méthode, douze entrées pour tenir ouvertes les portes du futur, Chronique sociale, 2014.
Coauteur de plusieurs ouvrages avec Claire Héber-Suffrin dont, en 2023 :
Claire et Marc Héber-Suffrin, De l’École éclatée aux territoires apprenants (Sous-titre : Une éducation partagée), Chronique sociale, préfaces de Sylvain Connac et d’Edgar Morin.
Claire et Marc Héber-Suffrin, Clefs pour une ville apprenante (Sous-Ctre : Des racines, des proposiCons et des liens pour une réciprocité en actes), Chronique sociale, préface d’Anunziata Albanese-Steltzlen. http://www.heber-suffrin.org/
https://shows.acast.com/les-initiants/episodes/etre-et-savoir-claire-heber-suffrin http://www.rers-asso.org
Comité des alliés des RERS : http://rers-asso.org/allies.htm http://www.rers-evry.fr www.ecolechangerdecap.net hdp://touscitoyenschercheurs.wordpress.com
Reconnaissance-Pratiques.org https://reconnaitre.openrecognition.org/qui-sommes-nous/