À la rencontre des grands pédagogues : Ivan Illich
Rencontre
Jeudi 30 janvier 2020 - de 18 h à 20 h 30
au Collège Bel Air
Quelle drôle d’idée que de commencer l’année par une "rencontre" avec quelqu’un qui n’était pas un pédagogue, mais dont le nom évoque immédiatement l’ouvrage qu’il a publié en 1970 : Une société sans
école !
Ce sera l’occasion de nous poser la question, à partir du petit documentaire de Philippe Meirieu :"Peut-on enseigner sans école ?" Une question d’autant plus pertinente que, 50 ans après leur parution, les
propos d’Ivan Illich retrouvent de la vigueur et entrent en résonance avec la révolution numérique aussi bien qu’avec une certaine demande sociale d’éducation.
Mais nous pourrons aussi échanger, en retour, sur cette autre interrogation : en quoi cette perspective d’une "société sans école" peut-elle contribuer à penser et construire une "autre école" ?
Animation
Rencontre animée par Jean-Pierre Bourreau (membre du Comité d'Animation de la MPM).
Trace de Jean-Pierre Bourreau
"Peut-on enseigner sans école ? "
C’est le titre du petit documentaire de Philippe Meirieu qui a ouvert cette rencontre avec l’auteur, en 1971, de l’ouvrage Une société sans école, qui a fait polémique dans le monde de l’éducation tout au long des années 70.
À la suite de la projection, chaque participant a été invité à faire part, en une phrase ou une expression, ce qu’il a retiré du film :
- une école qui s’inquiète plus de se reproduite elle-même que de sa mission initiale
- l’institution, ou l’éducation « formelle » n’agit que dans le système dans lequel elle vit ; elle est faite pour poursuivre et reproduire ce qu’elle sait, mais n’est pas source d’une transformation du système
- une école (ou institution) qui travaille à reproduire son fonctionnement (un fonctionnement contraire à son but)
- réseau d’échanges réciproques de savoirs
- l’apprentissage par le réseau
- pouvoir apprendre de la vie en coopération
- initiative à l’élève
- apprendre de la vie plutôt que sur la vie
- une société sans école ?
Les échanges sont ensuite allés bon train. Grâce à l’enregistrement audio de la séance, il est possible de les présenter selon deux grandes directions, sans classement, ni hiérarchisation à l’intérieur de ces deux regroupements. Les propos sont rapportés au plus près de ce qui s’est dit et n’engagent que leurs auteurs.
Une vive critique de l’institution scolaire
- Illich critique l’institution scolaire comme toutes les autres institutions, avec le côté sclérosant de toute institution : n’oublions pas que nous sommes dans l’immédiat après 68 et que les institutions sont critiquées comme étant au service du capitalisme, non à celui de l’émancipation des populations ;
- ce que l’école nous apprend ne sert pas à grand-chose après : "les mille heures d’atelier ne m’ont servi à rien parce que j’ai fait tout à fait autre chose… L’histoire, j’en ai rien tiré par rapport à ce que j’apprends actuellement en écoutant la radio, etc, etc… "
- la verticalité du fonctionnement de l’école est source de contraintes fortes avec les programmes, les règlements, le statut de l’enseignant. Sans oublier les décisions venues d’en haut, qui obligent les enseignants à s’adapter sans cesse (comme la récente obligation scolaire à 3 ans, qui les amène parfois à gérer des situations difficiles, par exemple avec des enfants pas encore « propres ») ;
- on évoque aussi le contrôle indirect entre pairs, par exemple par l’enseignant qui reproche à son collègue de ne pas avoir fait acquérir à ses élèves les notions inscrites au programme de l’année précédente.
- l’école est un endroit dans lequel les différents acteurs (enseignants, parents, élèves) ne signent aucun contrat : "J’aimerais signer cette lettre de mission, la vraie, qui me donnerait mon cadre d’action, mon vrai champ de liberté… ou pas. On est dans une espèce de virtuel, de non-dit". Le contrat didactique est dans l’implicite, dans la tête des gens. La seule mission que l’enseignant a en tête, c’est le programme, ce qui n’’a rien à voir avec la mission d’éducation ;
- on peut aussi se demander ce que veut l’institution aujourd’hui quand elle met des contractuels dans les classes, ce qui veut dire que n’importe qui peut enseigner sans formation.
- la formation des enseignants est jugée "lamentable" depuis la suppression des IUFM.
- ce qui intéresse l’institution c’est la formation des élites ; elle se moque de la formation des plus pauvres et se satisfait des jeunes shootés aux écrans ;
- le système actuel est d’ "une productivité sans nom pour des gamins qui passent 6 heures par jour en classe : si, dans une classe de 25 élèves, on en prenait 8 pendant 2 heures par jour et si on trouvait r une occupation intelligente pour les autres, comme aller se balader, ce serait plus efficace ".
Quoi d’autre que la forme scolaire actuelle ? Pas d’école ? Une autre école ?
- mettre à disposition des savoirs simples pout ceux qui veulent apprendre ;
- prendre en compte l’éducation informelle, partout présente, mais de quelle façon ? on regrette l’évolution de l’éducation populaire, plus tournée vers l’organisation de loisirs que vers l’éveil et l’émancipation des jeunes ;
- apprendre par soi-même : on peut tout apprendre par soi-même, et c’est souvent plus efficace ; mais il faut que les gens soient curieux ;
- apprendre par soi-même ne veut pas dire apprendre tout seul : on apprend beaucoup au contact des autres : par exemple, en écoutant Patrick Boucheton à la radio, on découvre une autre approche de l’histoire ;
- l’apprentissage par les réseaux d’échanges de savoirs ? oui, mais pour les apprentissages de base ? ne risque-t-on pas d’exclure certains enfants en les laissant trop libres ?
- l’intérêt pour une discipline comme l’histoire dépend aussi de la façon dont elle est enseignée : la découverte de l’approche géopolitique dans un établissement allemand a permis à une collégienne de changer radicalement son rapport à la discipline, car on y partait de l’actualité ;
- comment enseigner à des jeunes qui n’ont aucun désir ?
- on évoque Pestalozzi : "Eduquer en nourrissant de manière harmonieuse le cœur, la tête et la main ". L’école nourrit surtout la tête, un petit peu la main… et le cœur ?
- l’instruction en famille est évoquée à propos d’un récent contrôle institutionnel en complet décalage avec le vécu des enfants.
- question : peut-on devenir chirurgien sans école ?
- un projet d’école ou d’éducation devrait s’inscrire sur un territoire, là où on vit, là où on est pour aller, ensuite, voir autre part, s’ouvrir sut le monde ; sinon, l’enfant perd ses repères et l’aspiration à rayonner autour de là où il vit, avec les gens qu’il aime, qu’il croise (a suivi un échange sur les « Projets éducatifs de territoire », entre l’ambition initiale de mettre autour de la table tous les acteurs de l’éducation de l’enfant… et sa mise en œuvre sur le terrain).
À la fin de son film, Philippe Meirieu donne son point de vue : "Alors faut-il, comme le proposait Ivan Illich, supprimer l’école ? Probablement pas. Nous savons que l’école est un outil essentiel pour réaliser l’égalité entre les hommes (…). Peut-être qu’au fond, il y a un message à entendre, qui est toujours contemporain : ce n’est pas celui de déscolariser la société, mais de déscolariser un peu l’école, de la déscolariser assez pour que les savoirs y vivent plus intensément, que les échanges y soient plus authentiques et que les apprentissages, finalement, soient plus vrais."
Ce qui déclenche une réaction sur ce qui est au cœur de l’école :
- le savoir ou l’enfant ? L’école doit être là pour nous aider à devenir de plus en plus humains, avec les savoirs effectivement… Emancipation, esprit critique, capacité de penser par soi-même… et de vivre ensemble ;
- supprimer l’école ? ça vaut la peine de tenter autre chose que ce qu’on fait actuellement.
- des personnes préfèrent déscolariser leurs enfants, quitte à louper certaines choses qui pourraient être intéressantes, mais que l’enfant pourra peut-être aussi découvrir plus tard… tout au long de la vie on apprend des choses.
- on peut ne pas prôner la déscolarisation, mais souhaiter autre chose que la forme scolaire actuelle… Bien sûr, des lieux de vie où on va faire plein de choses ensemble…
Retour à l’évocation du malaise enseignant, avec cette question : Qu’est-ce qui vous empêche de faire autrement ? Qu’est-ce qui empêche de sortir avec les enfants ?
- on évoque les contraintes administratives, les problèmes d’accompagnement…
- "moi, je fais des compromis et j’arrive à passer de bons moments avec mes élèves… J’essaie de faire des choses un peu sympa à côté des moments plus chiants d’apprentissages formels… Mais, en même temps, on peut se prendre à rêver à un cadre… Moi, je le vis encore assez bien, dans des espaces de liberté. Mais beaucoup d’adultes n’arrivent pas à prendre cette liberté-là, parce qu’ils n’arrivent pas à se demander ce qui est possible, parce qu’il y a les parents qui viennent demander pourquoi ceci, pourquoi cela… Un peu souvent, on se bride soi-même… On fait des compromis en permanence, mais on aspirerait à ce que ça ne soit pas des compromis ;
- le système scolaire actuel est ce que François Dubet appelle un "mikado", c’est-à-dire le fruit d’une construction pluriséculaire (dont Jules Ferry a été l’un des principaux acteurs). Décréter, du jour au lendemain, la suppression de l’école, ne serait sans doute pas vivable. On peut enseigner et apprendre en dehors de l’école. Mais alors, qu’est-ce qui fait société ? Il en va de la bonne marche d’une société, de faire en sorte que ce ne soit pas le chaos ou la jungle…
- pour Illich, l’alternative est dans les réseaux. Et aujourd’hui, la technologie nous fournit des outils pour aller dans cette direction.
- sauf que c’est peut-être une autre prison…
- En 2014, François Durpaire et Béatrice Mabillon-Bonfils ont publié un ouvrage intitulé La fin de l’école. La fin de l’école telle qu’elle fonctionne aujourd’hui. Et la fin de l‘ouvrage ouvre sur ce que pourrait être une autre école : l’école ne devrait pas être un lieu pour apprendre des savoirs, mais pour apprendre à savoir. Ce qui change tout.
- c’est d’autant plus vrai dans l’enseignement technique où ce qui est enseigné aujourd’hui ne sera plus vrai dans un mois, dans un an, dans cinq ans… Donc il faut que ce soient des gamins capables d’apprendre par eux-mêmes, et de chercher l’information, et d’avoir l’esprit critique ;
- notre rôle, aujourd’hui, est-il d’agir à l’intérieur du système pout résister et élargir nos poches de résistance pour apprendre aux enfants à penser par eux-mêmes, à apprendre par eux-mêmes ?… Mais c’est vrai qu’il y a des moments de doute, comment accepter de participer à un tel massacre. Mais c’est quand même là qu’on peut le mieux résister, car c’est là qu’on a affaire à tous les enfants et pas à une sélection d’enfants dont les parents pensent qu’une éducation alternative serait mieux ;
- il y a même des enfants qui sont contents d’être à l’école, qui s’y sentent mieux qu’à la maison ;
- quand on dit que l’école enseigne des choses qui sont inutiles, est-ce que ce sont vraiment des choses qui sont inutiles ou bien est-ce qu’on ne saisit pas les choses qu’on enseigne pour permettre aux enfants de construire des facultés qu’ils vont transférer dans tous leurs domaines de vie ? Est-ce que ça n’est pas ça le rôle de l’école si on les retire de chez eux ?
- le fonctionnement du collège au Danemark est donné en exemple pour l’autonomie des jeunes : il y a des classes, mais beaucoup moins formelles que chez nous… Il y a des gamins qui se baladent dans les couloirs, dans des lieux où ils peuvent aller bouquiner, ils peuvent aller dormir… Tout est en libre service… Ils ont un dossier à faire… on évoque aussi ce qui se passe en Allemagne où il n’y a pas de clôture autour de l’école ;
- savoir qu’aujourd’hui, la majorité des connaissances des élèves sont acquises en dehors de l’école, donne de bonnes raisons de refonder l’école : son rôle n’est plus de dispenser des savoirs, mais de permettre aux jeunes de se les construire, avec l’esprit critique qui va avec, trier, hiérarchiser l’information…
- une dernière intervention pour exprimer une crainte autour d’une "société sans école" et de l’alternative de l’instruction à la maison : l’école est là pour des enfants qui ne feraient pas du sport, n’auraient pas accès à l’art, à la musique s’ils restaient à la maison. Il y a des enfants qui n’ont aucun contact social avec des enfants de leur âge ; de ce fait, le "sans école" a de quoi nous questionner ;
- uu fait, qu’en est-il des risques de privatisation de l’école en France ?
Mais une double interrogation a constamment hanté les participants à cette soirée, mal à l’aise avec l’intitulé de la question posée par Philippe Meirieu avec son film :
- à quelle école fait-il référence ?
- quels savoirs s’agit-il d’enseigner ?
En fait, les échanges ont surtout porté sur la question : Quelle école pour apprendre aujourd'hui ?
Le débat est grand ouvert et ne demande qu’à être nourri.
Trace rédigée par Jean-Pierre Bourreau, Membre du Comité d’animation de la MPM, Février 2020.